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Ann d'Angleterre

Julia Deck

« Les filles ne sortent jamais du corps de leur mère. »

Paris, printemps 2022. Ann a 85 ans, elle vit seule dans son appartement. Sa fille Julia vient de partir, elle reviendra demain. Il faut étendre le linge dans la salle de bain. La vieille femme fait alors un accident cérébral et tombe dans la salle de bain. Elle sera retrouvée 28 heures plus tard, agonisante mais vivante. 

Un AVC à cet âge, pris en charge si tard, c’est très mauvais signe. Le pronostic vital est engagé, il faut se préparer. Mais Ann n’a pas décidé de mourir. Et Julia constate que la pugnacité et la combativité de sa mère est toujours là, malgré la paralysie du côté droit, malgré les mots qui s’échappent, malgré l’incapacité de se débrouiller seule et la perte d’autonomie. 

Dans le combat qui s’engage entre Julia et les institutions pour une meilleure prise en charge de sa maman, on constate que les services de gériatrie et de médecine palliative sont les parents pauvres du système médical. Peu de moyens, donc peu d’investissement. Les proches sont baladés, manipulés, découragés. Julia est seule pour défendre les intérêts de sa mère, elle est l'interlocutrice des services sociaux, des médecins (quand ils daignent lui parler) du personnel hospitalier, des maisons de retraite auxquelles il faut envoyer candidature. 

Ce parcours pour sa maman est l’occasion pour l’auteure de revenir sur le parcours de cette femme qui l’a élevée, qui s’est élevée elle-même : née de condition modeste dans une cité ouvrière britannique, Ann a fui son milieu pour accomplir ses rêves et ceux de sa mère. Elle a étudié, voyagé, aimé. Elle a épousé la France tout en gardant l’Angleterre comme maîtresse, gardienne de sa famille complexe. Julia, confrontée à la fin de vie de sa maman se souvient aussi d’un doute qui l’a assaillie, il y a quelques années et qui la hante de manière épisodique. Un questionnement sur ce qu’Ann a vécu entre 1952 et 1953. Un trou dans la chronologie que seule la vieille femme pourrait combler pour empêcher sa fille de partir dans des hypothèses dignes des plus grandes oeuvres romanesques.


« C'est une construction morale de se figurer qu’après tout ce qu’une personne a traversé, il faut lui offrir une fin à sa valeur. »

Je n’avais jamais lu de Julia Deck et c’est grâce au prix Médicis que je me suis présentée, à l’aveugle, à ce rendez-vous avec Ann, la maman de l’auteure. C’est terrible de se dire que nos parents sont mortels, c’est une vérité à laquelle on ne veut pas se frotter, jamais ; mais on est parfois obligé. Et c’est ce qu’a vécu Julia. Persuadée que sa mère est immortelle, qu’elle lui répondra toujours, qu’elles s’agaceront mutuellement à l’infini, la réalité de la vie, ou plutôt de la mort lui tombe dessus telle une massue. La fin de vie et ses complications administratives et organisationnelles. Se dire que sa mère est à l’hôpital, qu’elle ne respirera peut-être plus demain, mais que la vie doit continuer, malgré tout. Et puis il faut vite trouver des réponses aux questions que l’on s’est posées en se disant qu’il y aurait le temps d’en parler, mais le temps est désormais compté et il ne faut pas tarder. Combien de temps avant qu’Ann ne soit plus en mesure de répondre ? 

Dans ce récit très touchant, Julia Deck nous livre un morceau de sa vie tel un mille-feuilles : fille, aidante, secrétaire, compagne, cousine, historienne, lectrice, écrivaine… elle est tout ça à la fois et tout se mélange, se superpose de manière délicate, ce qui permet de nous livrer une histoire non seulement digeste mais encore plus. C’est délicieux parce que c’est vrai, cela nous renvoie à notre condition d’enfant, malgré notre âge, malgré celui de nos parents. On a beau avoir construit nos vies, nos carrières, nos familles, on reste l’enfant de quelqu’un, quelqu’un qu’il faut prendre le temps de bien connaître, de bien interroger et surtout, littéralement, de bien aimer avant que ce ne soit trop tard.

Un hommage à nos mamans qui, malgré l’âge, la maladie, les vicissitudes de l’existence resteront pour toujours les femmes de nos vies. 


« S’il fallait se débarrasser de toutes les vieilles choses inutiles, on finirait par se jeter soi-même à la poubelle. »

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