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Cher Connard

Virginie Despentes

La rentrée littéraire 2022 est SA rentrée. Virginie Despentes est absolument partout : dans toutes les publications, dans toutes les émissions, dans tous les journaux et sur toutes les têtes de gondoles. Cinq ans après Vernon Subutex, retour en fanfare pour l’auteure grunge…


« On veut tellement s’identifier aux rôles qu’on nous assigne qu’on finit par les préférer à la vérité, quand bien même on serait incapable de les incarner. »

Zoé tient un blog féministe. Elle décide un jour d’y relater la manière dont elle a été sexuellement harcelée par Oscar, un écrivain dans le vent. C’était il y a dix ans, c’était hier.

De ce post, une déferlante s’abat sur l’auteur via les médias en général et les réseaux sociaux en particulier. Il est acculé de toutes parts. C’est alors qu’il voit, sur une terrasse de café, une grande actrice, Rebecca, ancienne amie de sa sœur Corinne. Et il décide de lui écrire.

Tout part de là. Un homme pris dans le feu des accusations d’une jeune femme, qui écrit à une autre femme. Et la relation épistolaire commence.

Rebecca et Oscar partagent la même colère, puissante, féroce, qu’ils dirigent d’abord l’un contre l’autre avant de changer de trajectoire et de la diriger dans la même direction. La prise de conscience de ce qu’ils sont devenus en vieillissant : seuls, complètement camés, has-been, plein d’illusions et donc de déceptions. De lettre en lettre, Zoé toujours en filigrane, débutant les chapitres, ces cinquantenaires vont se livrer, se confier, s'ouvrir, se lier l’un à l'autre, se découvrir et s'apaiser.


« Cette démence d’internet, qui fait qu’on re-poste n’importe quoi sur son compte et qu’on appelle ça “partage”. Je lance une pierre avec la foule lors de la cérémonie de lapidation et j’appelle ça “partager”. »

Le pitch paraît léger ? C’est normal. On ne peut pas trop en dire. Parce que ce n’est pas d’une histoire, d’une intrigue dont il s’agit ici, mais d’un pamphlet. Ou plutôt d’un manifeste. Un constat accablant de ce qu’est devenue la société avec Internet, les réseaux sociaux, la nouvelle technologie, le féminisme, le masculinisme, et le #metoo.

Oscar et Rebecca ont grandi dans les années 1980, à Nancy. Ils ont vu le meilleur de cette période et ont glissé dans l'exécrable période actuelle. Leurs pires ennemis, qu’ils prennent pour leurs meilleurs amis - à savoir drogues, alcools et autres narcotiques - les ont plongés dans une réalité qui n’est pas LA réalité. Ils n’ont rien vu venir de leur déchéance, et c’est la raison pour laquelle ils ont tant de colère, tant de haine et qu’ils se sentent tant largués. Que sont devenues les belles années ? Que s’est-il passé qu’ils n’ont pas vu ?


« …je vois nos maisons d’enfance à travers le regard des autres. Ce n’est pas la misère. C’est encore autre chose. C’est abandonné. C’est avoir grandi dans des endroits dont tout le monde se fout. »

Il faut le dire, ce succès, ce bruit autour de ce Cher connard (et des connasses qui l’entourent) est mérité. Tout y passe. La vieillesse, le harcèlement, la perception, la drogue, l’alcool, l’homosexualité (féminine et masculine), le féminisme, le masculinisme, la parentalité, l’addiction, le sevrage, la haine, l’amour, le pardon, la folie, l’amitié, la nostalgie, le covid, le confinement, la solitude,... tout tout tout je vous dis!

Et d’une manière Despentesques, à savoir brute de décoffrage, sans filtre, sans structure même. Les discours partent dans tous les sens. Oscar et Rebecca s’écrivent mais on n’a pas l’impression qu’ils se répondent vraiment. Ils sont dans leurs souffrances, dans leurs difficultés, dans leurs bulles respectives. On est dans l'intensité de Baise-moi, dans cette envie de (se) faire mal, de se venger, d'être aimé.

Et puis, il y a un déclic. Une pichnette qui change la donne et qui délaye peu à peu le brouillard de colère. Une prise de conscience de ce qui les a condamnés et de ce qui peut les sauver.

Débrancher, se déconnecter du virtuel pour se reconnecter à l’essentiel. Et surtout, surtout, décrocher. Par l’assiduité aux réunions des Narcotiques Anonymes, Oscar apprend sur lui et partage. Puis, par orgueil, Rebecca s’interroge. Ils sont confinés, ils sont enfermés, elle n’a rien d’autre à faire. Et comme un défi avec elle-même, elle va se laisser attraper par la sérénité du clean.


« Les choses n’évoluent pas si tu ne les obliges pas à la faire. »

On ne va pas se mentir, moi aussi j’ai pêché d’orgueil. Ma fierté m’a poussé dans ce bouquin. Je n’avais pas envie au début : trop de matraquage médiatique, trop de bruit, trop d’attentes aussi. La peur d’être déçue, parce qu’après la trilogie Vernon Subutex, je ne pensais pas que Despentes pouvait faire mieux. Mais force est de constater qu’elle n’a pas perdu le mojo. Loin s’en faut. Sous de faux airs de bordel colérique, il y a une réelle réflexion sur la société, ses travers, ses excès. Sur le temps qui passe et sur l’âge. Sur la possibilité d’aller mieux, de faire la paix avec soi et avec les autres. Sur le potentiel d’apaisement du confinement et de la solitude. Sur la liberté retrouvée dans l’enfermement.

Je suis rentrée dans cette lecture à reculons, mais j’en sors à reculons également. C’est une surprise, une magnifique surprise. Ce ne sont pas les liaisons dangereuses, ce sont les liaisons sauveuses. Menées par une auteure douée, intelligente, pleine de potentiel, qui a gagné en maturité et en apaisement. En accessibilité donc.


Comme quoi, arrêter de gueuler, ça permet d’être entendue, comprise, écoutée. Et écouter Despentes, je vous jure que ça vaut le coup !


« Le militantisme sur internet, c’est le fanatisme à l’état pur : une fois que les gens sont convaincus d’être du bon côté de la morale, ils jugent décent d’égorger l’adversaire. »

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