Mathieu Belezi
« une imagination de pauvre ça construit des maisons très grandes, des champs très gras, des arbres très nombreux, une imagination de pauvre, ça vous fait prendre des vessies pour des lanternes… »
Une nuit, une mère est au chevet de son fils mourant. Elle pense que c’est la fin pour lui comme pour elle, alors elle raconte, elle veut aller au bout de son récit, et reprend, auprès de son jeune Léon, tout ce qu’elle a vécu depuis la fin des années 1860.
Emma Picard, veuve et mère de quatre garçons, se laisse séduire par la proposition d’un fonctionnaire à cravate derrière un bureau qui lui offre une ferme et vingt hectares de terre en Algérie. Sans perspective en France, elle accepte le marché et entame le voyage, pleine d’espoir et d’illusions.
A Mercier-le-Duc, sur la route de Sidi Bel Abbès, elle perçoit sa nouvelle propriété et tout ce qui va avec, y compris Mékika, qui était l’Arabe des anciens propriétaires et devient le sien.
Emma est courageuse, et ses fils tout autant. Mais ce qu’elle vit et découvre au fur et à mesure que le temps s’écoule sur les terres d’Algérie dépasse de loin tout ce qu’elle avait imaginé. Le froid intense de l’hiver, la chaleur écrasante des mois d’été, le puits tari, la terre rocailleuse, la source à plus d’une lieu, le sirocco, les tempêtes de vent et de neige. Personne ne l'avait préparé à ça, personne n’avait eu l'honnêteté de lui dire à quel point ça allait être dur d’entretenir sa ferme, ses enfants, son Arabe et ses animaux. Petit à petit, les difficultés s’accélèrent et s’intensifient, faisant douter la mère de famille de sa décision, lui faisant regretter ce choix d’avoir entraîné ses enfants sur cette terre maudite.
Malgré la présence du révolutionnaire Jules à ses côtés (et dans son lit), Emma est écrasée par les conséquences de son choix et les regrets inhérents. Toujours tête relevée pour ne rien révéler de son désespoir à ses fils qui comptent sur elle et voient en elle une héroïne du quotidien, elle brave tout ce que lui envoie le dieu des chrétiens qui semble, de toute évidence, l’avoir sinon condamnée, au moins oubliée.
« le dieu des chrétiens m’avait abandonnée, j’en étais sûre, et c’est en enfer qu’il me forçait à vivre, dans ce triste et barbare enfer de l’Algérie. »
Troisième roman de Mathieu Belezi sur le thème de la colonisation algérienne vue du côté des colons. Troisième uppercut sur nos représentations et nos sensibilités. Troisième projecteur qui éclaire l’obstination des décideurs aux dépens du peuple, des gens de la terre, de ceux qui sont sur place à leurs risques et périls. Mais également la valorisation de ces gens qui n’avaient rien d’autre que leur courage, leur persévérance et leurs espoirs. Il n’est pas question ici de s’appitoyer sur le sort des colons et de dédramatiser le mal qui a été fait aux algériens, loin s’en faut. Belezi trouve le juste équilibre entre ce que tous ont subi : victimes de gens de pouvoirs, éloignés de la réalité. Dupes d’un côté comme de l’autre, ils ont tous soufferts, subis. Et ont tâché de garder leur dignité, à l’image d’Emma.
En avant-propos, l’auteur explique pourquoi il a situé son récit à cette période précise, des années particulièrement dures. De 1866 à 1868, se sont abattues sur les terres maudites et donc sur la famille Picard et toute l’Algérie, ce que l’on peut sans mal comparer aux dix plaies d’Egypte. Il est à la fois aisé et douloureux de se mettre à la place de cette femme, d’être en empathie avec elle, de se demander où elle trouve cette force, parce que c’est vrai, le dieu des chrétiens, s’il a jamais existé, semble lui avoir tourné le dos. Et pourquoi ? Parce qu’elle a eu l’audace de croire qu’elle y arriverait ? Sans mari, sans respect pour les convenances mais avec honneur, dignité, ses quatre fils, son amant et son arabe.
Emma Picard casse tous les codes et la punition est démesurée. Emma Picard est une héroïne et son histoire une épopée magnifiquement écrite, dans un style sans fioriture et sans respiration, une écriture qui nous coupe souffle et espoir.
Magistral.
« mère vaincue peut-être mais femme portant encore en elle des restes de fierté qui me commandaient de poser les mains à plat sur mes cuisses, et de redresser la tête, et de raconter »
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