Kamel Daoud
« Quand on est en colère, on se perd au milieu des deux langues, avec seulement des cailloux dans la bouche. »
Oran, juin 2021. L'Aïd, La fin du ramadan approche. Une jeune femme de 26 ans, prénommée Aube par sa mère adoptive, se parle à elle-même dans sa langue intérieure. Ou plutôt non. Elle s’adresse au fœtus qu’elle porte : elle veut lui transmettre son histoire avant de s’en débarrasser. Parce qu’elle en est sûre, elle attend une fille et il n’y a pas d’avenir possible pour une fille en Algérie. Pas de bonheur envisageable dans un pays qui fait tout pour effacer les traces de la guerre civile des années 1990.
Mais on ne peut pas tout cacher et Aube en est l’exemple parfait. Rescapée du massacre de son village dans la nuit du 31 décembre 1999, elle a été égorgée et laissée pour morte près du corps de sa sœur. Elle avait alors 5 ans. Elle est revenue à la vie, à une nouvelle vie, grâce à la pugnacité d’une femme avocate qui l’a recueillie, s’est battue pour qu’elle reçoive les meilleurs soins et l’a adoptée. La jeune coiffeuse garde de cette mort avortée une cicatrice de 17 cm à travers le coup, une canule qui lui permet de respirer et une incapacité à parler normalement. Et bien sûr la mémoire ainsi que la frustration de ne pas pouvoir partager cette mémoire, dans un pays où une loi a été votée en 2005 pour oublier et faire oublier. Pour réconcilier les victimes et les bourreaux, quitte à faire taire les derniers à vouloir témoigner.
Sentant qu’elle ne peut prendre la décision d’avorter seule, Aube décide de se rendre dans son village natal, là où elle est morte avant de revivre. Là où elle a senti - plus que vu - sa sœur aînée juste à côté d’elle. Alors elle prend la route et croise celle d’Aïssa. Lui aussi vit dans le chagrin et le souvenir. Il fait peur à Aube avec sa mémoire des nombres, sa volonté d’exhiber la jeune femme comme une preuve qu’il n’a pas tout inventé. Car il partage avec elle cette envie de ne pas oublier, ce besoin de revendiquer ce qu’il a vécu, ce qu’il a subi et ce que le pays lui impose d’oubli et d’injustice.
Tout au long de ce dialogue intérieur, de ces interrogations, des doutes et des pérégrinations à travers Oran puis le pays, Aube retrace son parcours, ses combats, ceux de sa/ses mère/s, de ceux qui croisent son chemin et ses remords aussi, d’avoir été si petite et si impuissante aux mains des terroristes, elle qui n’avait que 5 ans lorsqu’elle est morte, dans la nuit du 31 décembre 1999.
« On ne compte pas quand on est mort et on ne compte plus si on survit, sauf les battements de son cœur. »
Que connaissez-vous de la guerre civile qui a frappé l’Algérie dans les années 1990 ? Moi je n’en savais rien. J’ignorais ce qu’il s’était passé là-bas pendant 10 ans. Je ne pouvais pas compter les 200 000 morts, les égorgés, les faux barrages et les vrais terroristes. Dix ans de combats entre les militaires et les extrémistes religieux. Au milieu, les civils bien sûr, et particulièrement les femmes qui ont été les premières concernées par les changements imposés par les religieux.
Parce que Houris est le roman du souvenir interdit, certes, mais c’est aussi un cri. Un cri muet comme celui d’Aube - mais pas moins puissant, car il émane de toutes celles à qui on a enlevé la possibilité d’aimer, de circuler, de jouir de leur liberté, tout simplement.
Pendant toute la période qui a été effacée des tablettes et des livres d'Histoire, la condition des femmes s’est détériorée, elles sont devenues des instruments de guerre : enlevées, violées, mariées, engrossées, tuées aussi parfois. Et à la fin de la guerre, elles n’ont pas bénéficié, elles, de la réconciliation appelée des vœux du gouvernement et du président. Elles ne sont que des femelles, condamnées par leur genre à n’être rien d’autre que les biens d’hommes, qu’ils soient père, mari ou frère.
Cette lecture a été d’une intensité et d’une violence rare en ce qu’elle nous balance en pleine poire une double réalité : celle de la guerre civile et celle de la condition déplorable des femmes en Algérie. Mais c’est d’autant plus dérangeant que la langue intérieure de la narratrice est à la fois rude et délicate. Douce et âpre, pleine de poésie sans pour autant atténuer la violence des faits. C’est réellement une prouesse d’avoir traduit de si belle manière de si terribles évènements, d’avoir adopté ce point de vue de victime qui ne se complait pas dans sa condition et qui revendique son statut autant que son passé, et tant pis pour la loi de 2005.
« L’oubli, c’est la miséricorde de dieu, mais c’est aussi l’injustice des hommes. »
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