Emile Ajar
« On peut tout perdre, les deux bras, les deux jambes, la vue, la parole, mais si on garde l'espoir, rien n'est perdu, on peut continuer. »
Paris, 1978. Jean est un jeune homme qui ne se ressemble pas. Il conduit un taxi qu’il partage avec deux amis et fait des bricolages. Il a ce qu’on appelle « une gueule ». Un jour, monte dans son taxi un très vieil homme, c’est Monsieur Salomon, le roi du Pantalon. Après avoir été caché pendant quatre ans dans une cave pendant l’occupation, en tant que Juif, il a fait fortune dans le prêt-à-porter.
Lorsque l’heure de la retraite a sonné, il a décidé de consacrer son temps et son argent aux malheurs des autres. Dans son grand appartement du boulevard Haussmann, il accueille l’association SOS Bénévoles. Il répond lui-même au téléphone, la nuit, pour calmer ses angoisses en soulageant celle des autres.
Jean et Salomon deviennent vite amis et le vieil homme qui ne veut pas vieillir confie au jeune des missions de sauvetage : livrer des fleurs, des fruits, vérifier que telle ou telle personne va bien, l’accompagner à divers rendez-vous. A 84 ans, le Roi a toute la vie devant lui, a-t-il décidé, et il se refuse à penser à la mort.Une des missions de Jean consiste à rencontrer Mademoiselle Cora. A 65 ans et des poussières, elle a été chanteuse réaliste pendant l’occupation, et souffre maintenant de l’anonymat même si elle est entretenue. Parce que Cora et Salomon ont un passé commun, un passé rempli d’amour et de chagrin, qui ont été remplacés, avec le temps, par les regrets et la rancœur. Jean est entre les deux, rongé par ses propres angoisses, et se donne pour mission de réparer ces deux-là, de soigner ses peurs en soignant les autres, comme il. voit Monsieur Salomon le faire depuis des mois.
« On ne peut pas le résumer en une question ni même en mille quand ça ne vient pas de la tête mais du cœur, là où on ne peut pas articuler. »
Dernier livre signé Emile Ajar, on retrouve dans cet opus cet accent titi parisien qui ne manquait déjà pas de séduire dans “La vie devant soi”. Là, il ne s’agit pas d’un enfant mais d’un jeune homme, un peu paumé, très autodidacte, qui a du cœur et qui donne son temps aux personnes âgées, quand il ne se plonge pas dans la recherche de sens, dans des dictionnaires…
C’est quelque chose d’émouvant de retrouver dans ces pages des indices qui renvoient à la véritable identité de l’auteur, qui voulait tirer un trait sur Ajar après avoir été dépassé par le succès de cet alter égo.
Il y a une liberté de ton, de contenu dans ces pages que l’on ne retrouve pas dans les romans signés Gary. Un petit côté Vernon Sullivan, double fantasque de Boris Vian. Il y a un peu de violence (mais pas trop), un peu de sexe (quand même) et surtout un regard à la fois naïf et acéré sur l’état du monde, sur la mise au ban et la solitude du troisième âge, sur l’importance de prendre soin des autres et de son environnement. Parce que l’angoisse de Jean se réveille à la rencontre de Salomon mais également suite au naufrage d’un pétrolier au large de la Bretagne, cause de la mort de milliers d’animaux.
La protection des espèces, sujet déjà très présent dans Les racines du Ciel, revient ici sous une forme plus fantasque, plus humaine presque, puisque les êtres à sauver sont des hommes et des femmes qui se sont perdus dans le grand âge.
On dit que l’auteur aurait voulu saborder Ajar en écrivant un roman moins bon. Je ne suis pas d’accord. Il y a de grandes leçons, de très belles émotions dans les mots de Jean, même ceux qu’il pioche dans les dictionnaires qui sont ce qui se fait de mieux quand on veut avoir des réponses.
Une dose de tendresse, d’humour et d’humanité. Une dose de Gary, parce que lorsqu’on l’aime comme je l’aime, on n’en a jamais assez…
« Il y a des choses qui brillent tellement par leur absence que le soleil peut aller se cacher. »
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