Philippe Jaenada
« des échappés du monde qui font tout « entre eux », qui ne font rien d'autre que se toucher, s'embrasser, boire, manger, dormir, jouer. »
Début des années 1950 dans le quartier Latin. Par une fraîche matinée de novembre, Jacqueline, dite Kaki, se jette par la fenêtre de sa chambre d’hôtel. Elle est presque nue, tombe la tête la première 10 mètres plus bas. Belle, sombre, mystérieuse, elle hante Jaenada depuis que leurs chemins se sont virtuellement croisés à deux reprises, lors de l’écriture de précédents ouvrages.
L’auteur va donc s’atteler à retracer la vie (et la mort) de celle qui a été, un temps très court, mannequin chez Dior. Et à travers Kaki, c’est toute la bande des moineaux qui est passée au crible. Les moineaux, ce sont de jeunes gens, entre 16 et 21 ans environ, paumés, qui se retrouvent régulièrement dans un rade ou dans un autre dans le Quartier, mais principalement au bar « chez Moineau », justement, où les patrons prennent soin d’eux et les accueillent à moindre frais.
Au rythme d’un Tour de France en voiture qu’il nous raconte étape après étape, de Dunkerque à Dunkerque en passant par Saint Nazaire, Hendaye, Toulon, ou Maubeuge (pour ne citer que ces étapes là), Philippe Jaenada plonge dans le paris des années 50 mais pas seulement. Avec force détails et investigations, c’est tout un état d’esprit qu’il passe au crible, un cheminement qui mène, indubitablement à la mort de Kaki. Et si ce qui compte dans le voyage, ce n’est pas la destination mais le chemin parcouru, il n’en reste pas moins que la destination de cette jeune femme fantôme est le fruit de parcours de vies ravagées.
« ils n'imaginent pas un instant comme il est étrange de réaliser un jour qu'on est passé d'un étage à l'autre sans s'en apercevoir, que nous sommes devenus les vieux du dessous avant même d'avoir pris conscience que nous n'étions plus les jeunes du dessus. »
Lire Philippe Jaenada, parfois, c’est un peu comme prendre un traitement. Sur le coup, ce n’est pas super agréable mais une fois la cure terminée, on est vraiment content du résultat. Ce que je veux dire c’est que j’ai pas mal galéré avec les noms, les dates, les adresses, les sauts dans le passé et dans le présent. Jaenada, pour que nous comprenions bien cette génération sacrifiée, ce groupe de marginaux mené par Guy Debord, revient sur les généalogies et sur les destinées.
Ces gamins, nés pendant la guerre ou juste avant, en ont subi les conséquences sans vraiment comprendre, et ils ne comprennent pas non plus la société qui en résulte. A. Moins que ce ne soit la société qui ne les comprenne pas. Surtout les filles. Ces gamines qui, sous prétexte qu’elles veulent autre chose que la domesticité, se voient parfois internées dans des instituts religieux pour les remettre dans le droit chemin. Ces gamines qui rêvent de liberté mais que l’on destine au mariage, aux enfants, à une vie bien rangée, sans histoire mais aussi sans rêves.
Avec de nombreuses références à des hauteurs plus ou moins connus, plus ou moins récents (spéciale dédicace à mon TRÈS cher Grégoire Bouillier), l’auteur ne nous épargne pas grand chose de son enquête, jusqu’à nous embarquer avec lui sur les routes de France et les hôtels, bars et restaurants qui ont jalonné son tour personnel. Sans aller dire que c’est ce voyage géographique qui m’a le plus plu, j’y ai tout de même trouvé un ancrage dans le présent qui met en valeur, de manière malheureuse, tout ce qui a changé depuis 75 ans. Les temps changent, les jeunes aussi.
Un récit très structuré, dont on ressort avec une pointe de nostalgie (même quand on n’a pas connu les années 50) et beaucoup d’empathie pour tous ces moineaux, ces gamins perdus qui auraient eu besoin de plus pour s’envoler vers de plus beaux horizons.
« Parfois, le hasard est inutile, parfois trouver ne sert à rien. »
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