Retour sur une discussion.
Retour sur une remise en question.
Retour sur une réflexion.
Il y a environ une semaine, je me suis sentie malmenée dans mon approche littéraire. Je me suis sentie même agressée, alors que ce n'était pas – j’en suis sûre - l'intention de mon interlocutrice. Mais cet échange que nous avons eu sur le livre qu'elle a écrit à sang et à eau m'a fait me poser beaucoup de questions, encore un peu plus que d'habitude. Parce que c'est dans ma nature, je me suis interrogée. Il m'aura fallu du temps pour trouver - si ce n'est le courage du moins - les bons mots pour aller au bout de mon questionnement. Mais une remarque reçue telle un uppercut hier (par une autre personne) aura été un des déclics. Et comme j'ai trouvé des éléments de réponse, je les partage avec ceux qui voudront les lire.
Je restitue le contexte initial, je suis sûre qu'Erell ne m'en voudra pas. Son récit, "Tuée sur la bonne voie", a été édité il y a quelques mois chez JDH Editions. Elle retrace son parcours depuis sa tentative de suicide à sa renaissance dans sa maison de Bretagne.
Je ne vais pas ici retracer toute son histoire, lisez-la si ça vous dit, il est disponible sur Amazon (là, je sais que je viens de perdre la moitié de mon lectorat) … Bref, Erell et moi nous nous sommes connues il y a des années de cela. A la sortie de son livre, au premier trimestre 2021, c'est tout naturellement que je me suis dit que j'allais le lire, et elle semblait dans l'attente de mon retour.
Je n'ai pas aimé. J'aurais aimé le contraire mais non. Et c'est difficile de dire cela à quelqu'un qui s'est donné tant de mal pour accoucher d'un récit dans lequel il se livre tout entier. J'avais d'ailleurs eu beaucoup de difficultés à rédiger un compte-rendu de lecture car s'il y a bien quelque chose que je n'apprécie pas, c'est faire de la peine à autrui. Mais ce qui me répugne encore plus, c'est de mentir. Alors j'ai écrit la vérité. Ma vérité en fait. Parce qu'avec le recul, je me rends compte qu'au moment où j'ai lu Erell, je n'aurais peut-être pas dû.
“Quand on écrit des romans, on n’a aucune responsabilité, à l’exception du plaisir que l’on peut apporter au lecteur.” A. Furst
J'ai reçu donc il y a peu un message de l'auteure qui me demandait si j'avais lu son livre et ce que j'en avais pensé. J'avoue avoir été prise au dépourvu, pensant qu'elle avait déjà lu mon retour sur le site. S'en est suivi un échange, bienveillant dans le fond, mais révélant un désaccord profond sur un acte qui a été commis d'un côté, qui est impardonnable de l'autre. La lecture a ce pouvoir, quand elle est bien abordée, non seulement de divertir mais également de faire réfléchir. Et là, oui, j'ai beaucoup réfléchi. J'ai réfléchi lors de la lecture et tout de suite après, sur le besoin de se livrer dans son intimité. Et j'ai réfléchi au moment où j'ai reçu ces messages, sur l'acte en lui-même, la dépression, l'approche du suicide, et ma façon de l'envisager. Ma propension à (ne pas) pardonner.
C'est là que sont venus les mots "acceptation" et "compréhension". Et c'est là que j'ai eu un coup au cœur.
L'année 2020 et les premières semaines de 2021 auront été pour moi les plus éprouvantes depuis longtemps, pour ne pas dire depuis toujours. J'ai puisé au fond de mes tripes et de mes livres la force de sortir du gouffre. Mais ce qui a apporté le plus de lumière à toute l'obscurité qui m'entourait, c'était le sourire de mon enfant.
Oui, je sais ce que vous vous dites et vous êtes en droit de le penser : "en quoi cela concerne-t'il la lecture ?". Eh bien, il se trouve que c'est grâce à la lecture que j'ai ouvert les yeux sur mon trésor le plus précieux. C'est grâce à mes livres et à ce que j'allais en faire, en dire que je me suis sortie de cet enfer dans lequel j'étais et que j'ai trouvé des clés pour ouvrir les portes du mieux. Des clés et des questions : Quoi ? Priver mon enfant de sa maman ? Mon mari de sa femme ? Ma famille de leur sœur/ fille ? Mes livres de leur lectrice ? Non.
Et puis la mort a frappé quand même, par procuration, par un acte volontaire. Et là, j'ai su, j'ai vu, j'ai senti au plus profond de mes tripes que j'avais besoin de Frédéric Lenoir, d'Emmanuel Carrère, de Delphine de Vigan, et de bien d’autres. Et c'est dans leurs mots, dans leurs pages, à eux que je ne connaissais pas, que je me suis réfugiée, que je me suis soignée de mon chagrin et de mes difficultés.
“Il y a deux sortes de lecteurs : ceux qui traversent les livres avec prudence et ceux qui, tout aussi prudemment, laissent les livres les traverser.” D. Jerrold
Autre interrogation qui se vaut également. Et si mon approche avait été entachée par le fait que je connaissais personnellement l'auteure ? A cela, la réponse est simple. Non, je ne la connais pas, pas plus qu'elle ne me connaît.
Lorsque nous nous sommes rencontrées, j'avais 16 ans peut-être, j'entrais juste au lycée. Erell avait quelques années de plus, elle était une des adultes encadrantes dans une activité extra-scolaire. Nous nous sommes bien entendues et il est vrai que nous avons partagé beaucoup de choses ensemble pendant trois bonnes années. Elle est restée amie avec mon frère aîné mais la vie étant ce qu'elle est, après mes 20 ans, je ne pense pas l'avoir revue plus de deux ou trois fois.
Passer si longtemps sans se voir, à penser qu'on est toujours proches, toujours amies, parce qu'on suit le quotidien partagé (et donc filtré) sur les réseaux sociaux, ce n'est pas connaître quelqu'un. Lire le livre d'un auteur, ce n'est pas le connaître. Discuter même quelques précieuses minutes avec lui, ce n'est pas le connaître, malheureusement (spéciale dédicace à Franck Thilliez, Philippe Jaenada, David Foenkinos, Laurent Malot, Philippe Lançon et les autres !).
Peut-être qu'effectivement, si nous avions été vraiment potes, ma lecture aurait été différente. Mais alors, je n’aurais normalement pas eu à lire son livre pour connaître, voir, sentir son désespoir. Là, je lisais les mots d'une presqu'inconnue. La seule donnée qui me paraissait importante voire primordiale à prendre en compte c'est qu'il s'agissait d'un premier livre. Et à ce titre, j'ai forcément fait preuve de plus d'indulgence qu'avec Emmanuel Carrère (oui, je sais, j'y reviens très souvent mais que voulez-vous, quand on aime...).
"Le lecteur idéal lit toute la littérature comme si elle était anonyme.” A. Manguel
J'admire sincèrement ceux qui ont cette capacité à donner tout : à l'éditeur d'abord, au lecteur ensuite. J'admire ceux qui ne cachent rien et qui semblent suffisamment sûrs d'eux pour franchir le pas en donnant leur manuscrit au monde, en s’offrant au lectorat et en prenant le risque de s'entendre dire "beurk" (on n'en est pas à cet extrême là avec le livre d'Erell, je vous rassure !).
J’ai eu du mal à lire "Tuée sur la bonne voie". J'ai eu du mal à ne pas aimer. J'ai eu du mal à le dire. J'ai eu du mal parce que je suis empathique, que je peux comprendre beaucoup de choses, mais pas tout accepter. J'ai eu du mal parce que je me suis sentie "méchante" (et encore une fois, tout n'est qu'une question de perception), et je ne peux m'empêcher de me poser des questions quand mes capacités de jugement sont remises en question : je culpabilise de ne pas aimer, je culpabilise de le dire. Mais je ne serais pas moi si je mentais : à ceux qui me lisent, à ceux que je lis, à moi-même.
Alors voilà où j'en étais de mes réflexions lorsque d'autres micro-évènements se sont passés. D'abord, la sélection des ouvrages à référencer dans la rentrée littéraire. Tel ou tel ouvrage, tel ou tel auteur. Mes choix et ceux de mes collègues divergeaient, forcément. Affaiblie par l'échange avec Erell, je me suis mise à douter. De mes choix, de mes goûts, de mes décisions. J'ai référencé et lu un livre que j'ai détesté, parce qu'il apparaissait comme un "Must" de la saison. Et parce que j'ai osé le dire, je me suis retrouvée pointée du doigts dans certains cercles où je pensais pourtant que les divergences de goûts étaient sources d'échanges et d'inspiration. Je me suis laissée découragée sur d'autres romans sans discuter, n'étant plus sûre de moi du tout.
Et hier, il y a eu une la phrase. La phrase de trop. La phrase qui fait mal, qui tape fort, de manière gratuite et inattendue. "Tu ne sais pas lire ? t'es pas Bibliothécaire ?" Je vous jure que si ma collège n'avait pas été là, l'émotion aurait pris le dessus : colère ou tristesse, je na sais pas ; mais les mots qui seraient sortis de ma bouche n'auraient pas été respectueux de mon contrat de travail, ça c'est sûr.
"Il n'y a vraiment que deux choses qui puissent faire changer un être humaine : un grand amour ou la lecture d'un grand livre". P. Desalmand
J'ai encaissé, serré les dents. Marmonné, bougonné et réfléchi, encore (ça faisait longtemps, n'est-ce pas ?). Et j'ai sorti mon agenda. j'ai pris mon classeur avec mes compte-rendus de lecture et j'ai regardé des photos de ma Billy-othèque. Besoin de me rassurer ? Sans aucun doute. Et même sans aucun complexe aujourd'hui.
Je lis en moyenne une dizaine de livres chaque mois, sans compter les livres audio. Je note chaque titre sur mon agenda et 99% font l'objet d'un retour écrit. Je nourris un blog, je conseille des lecteurs, des lycéens, des amis. Je sais lire. Je sais lire vraiment. Je sais reconnaître les signes d'un bon ou d'un mauvais roman, je sais dire si c'est bon même si je n'ai pas aimé et reconnaître avoir apprécié un truc sans aucun intérêt. Je sais aussi dire que je n'ai pas la science infuse, que j'ai mes goûts (et mes couleurs) et qu'on peut ne pas être d'accord, ce n'est pas très grave. Ce qui est grave, c'est de déprécier les goûts des autres, de manquer de respect parce qu'on ne trouve pas les mêmes choses dans les mêmes articles. Ce qui est grave, c'est de s'entendre dire "qui es-tu pour donner ton avis?" ou "tu ne sais pas lire ?" Ce qui est désolant, c'est le manque de délicatesse, le manque de recul, le manque d'acceptation.
Alors il m'aura fallu plus d'une semaine pour venir à bout de ce long, très long article. Je ne voulais pas qu'il résulte d'une frustration ou d'un chagrin. Je ne voulais pas que l'émotion prenne trop le dessus. Je voulais du factuel, de l’assertif, de l’adulte. Mais je me suis rendue compte de mon erreur sur ce point : me passer de mes émotions, c'est comme me demander de mentir : c'est m'enlever une partie de ce que je suis et ne pas m'accepter dans mon entièreté.
J'aime lire,
J'aime les livres,
J'aime ne pas aimer des livres,
J'aime parler des livres,
J'aime ne pas être d'accord avec ou à propos de livres,
Et je m'aime bien avec cette obsession là.
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