Grégoire Bouillier
Et voilà, ça y est, j’ai fini cette grande aventure littéraire au cœur de l’histoire de Marcelle Pichon. 903 pages d’enquête avec Baltimore et Penny.
« La réalité n’est jamais décevante. Elle est au-delà des sentiments. »
En novembre 1984, Marcelle Pichon décide que la vie ne vaut plus la peine d’être vécue. Elle commence lors son suicide par inanition. Comprendre qu’elle arrête de s’alimenter et attend que la mort la cueille. Son calvaire durera 45 jours au moins. Quarante-cinq jours qu’elle consignera dans un cahier d’écolier. Ce n’est que dix mois plus tard, en août 1985, que sa voisine d’en dessous appellera les secours : il pleut des asticots chez elle. Le corps de Marcelle, momifié, sera alors retrouvé, puis inhumé.
«Mais le problème lorsqu’on maudit le monde (…) c’est qu’on fait surtout du mal à soi-même. Le monde se fiche bien qu’on le maudisse. Il n’en a rien à battre. Cela ne le change pas… »
En 1985, Baltimore a environ 25 ans. Il vient de se faire plaquer par sa compagne après quatre ans d’amour. Il est fou de malheur. C’est alors qu’il entend à la radio une émission dédiée à Marcelle, et ces mots, qui le hanteront pendant 35 ans : “La langue dégorge comme un escargot”. Au chômage en 2020 comme alors, il décide de se lancer dans une grande enquête sur ce qui a pu mener une si belle femme à se suicider de la pire des façons possible. En créant son agence de détective privé, Bmore, il déjoue le harcèlement de Pôle Emploi en même temps qu’il a désormais le temps d’enquêter, de fouiller, d’imaginer le parcours et les souffrances de cette femme.
De son ascendance, issue des journaliers du Berry à sa descendance à Ouistreham, de sa naissance, l’abandon par sa mère, ses deux mariages, ses deux enfants, son expérience de mannequin pendant l’occupation, son grand amour, ses grandes douleurs, ses immenses malheurs, tout est passé au crible, sous le spectre de l’enquête et des suppositions. Parce que l’objectif est de mettre la main sur le journal d’agonie, journal qui enflamme l’imagination et les fantasmes de Baltimore, dont Penny est bien souvent obligée de calmer les ardeurs.
Dix-huit mois d’enquête, dix-huit mois d'écriture. Trois ans à tout remuer, à mobiliser le réseau, les archives, les méninges, les souvenirs. Trois ans aussi qui vont renvoyer Baltimore à sa propre histoire, sa propre souffrance, ses propres démons. Au fur et à mesure qu’on avance dans le roman qui n’en est pas tout à fait un, on se rend compte que la distance qu’il y a entre le héros et son objet d’étude se raccourcit.
« Pour chacun, son malheur est irréductible. Il est tout le malheur du monde. Rien à foutre que d’autres souffrent. Le désespoir est un égoïsme..»
Dès les premières pages, le ton est donné. Tout ne pourra être dit. Il y a eu un hic, et pas des moindres, après ces trois ans de travail. Alors qu’il avait rencontré et échangé avec la petite-fille de Marcelle Pichon, Grégoire Bouillier s’est vu opposer une fin de non recevoir. Il n’avait pas le droit de tout dire, du moins pas comme il l’aurait souhaité. Alors il a écrit un roman, créé des personnages et vaille que vaille, l’enquête est narrée.
On ignore quand parle Bmore et quand s’exprime Grégoire. Mais ça n’a pas tellement d’importance finalement. Ce qui compte, c’est l’investissement, plein et entier pour faire la lumière sur la vie d’une femme née en 1921, dont la vie a été semée d’embûches et qui a finalement décidé d’en finir, dans l’ignorance la plus complète.
Ce qui compte, c’est les à-priori, les idées reçues, la psychologie.
Ce qui compte, c’est la pugnacité qui fait qu’en trois ans, alors qu’il ne savait pas toujours quelle direction prendre, le narrateur/ auteur n’a rien lâché. Il s’est accroché à Marcelle comme une moule à un rocher, malgré les déceptions, les retournements de situation, les claquements de porte et la réalité qui n’est pas toujours conforme à ce qu’il avait fantasmé, imaginé, rêvé.
« Vous ne changerez pas le monde car le monde change pour vous. C’est lui qui vous change. C’est lui qui fait que vous êtes libres ! »
J’ai été soufflée, littéralement, par le travail et l’écriture de Bouillier. Il a dû se retourner, improviser, s’adapter et dominer les épreuves, à commencer par l’interdiction légale opposée par la descendante de Marcelle.
On peut avoir l’impression parfois qu’on s’éloigne de Marcelle, mais on y revient toujours, et ces détours ont leurs raisons d’être, prennent au fur et à mesure tout leur sens.
J’avais été interloquée, bluffée par l’intervention de Grégoire Bouillier à la Grande Libraire il y a quelques semaines, alors qu’il avait en face de lui le monstre de l’enquête, à savoir Philippe Jaenada (himself), une journaliste judiciaire de talent en la personne de Pascale Robert-Diard et enfin le roi de l’auto-fiction, Emmanuel Carrère.
Une grande et belle expérience de lecture, inclusive si je peux dire, puisqu’avoir la possibilité de consulter les documents directement sur le site a permis de se repérer et de se rendre compte du travail colossal fourni par le détective. Je vais garder en tête cette puissante narration, ce courage et cette curiosité mêlée d'imagination qui nous emmène là où on ne s'y attend pas...
Ce livre m’a transportée, il m’a appris énormément, il m’a touchée, et - comme un meilleur ami qu’on ne se lasse pas de voir - il était difficile pour moi de le lâcher, de le mettre de côté. Mes rendez-vous avec mon pavé étaient sacrés, attendus, espérés.
Ils vont me manquer…
« Les livres ont le don de formuler ce que nous pensons avant même que nous le pensions et il est trop tard ensuite pour retrouver son propre indicible. »
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