Djaïli Amadou Amal
« On ne peut empêcher un homme d’accomplir son devoir sinon il se le reprochera tout le restant de sa vie. Elle ne voulait pas être un obstacle à ses ambitions même si elle ne les partageait pas. Elle ne voulait surtout pas qu’il lui en veuille un jour. »
À Yaoundé, au Cameroun, Seini est un médecin respecté, un mari aimant et père de quatre enfants qu’il a élevés et accompagnés dans l’amour et le respect. Son épouse, Boussoura est professeure de littérature au lycée, femme érudite et moderne. Ils sont heureux ensemble depuis 25 ans maintenant.
Mais même au XXIème siècle, les traditions sont fortes et, lorsque le Lamido du village de Seini décède, il lui est rappelé que lui aussi peut prétendre au trône. Contre l’avis de son épouse, il se présente et remporte les suffrages, devenant le nouveau roi du Lamidat, avec tout ce que cela entraîne, à savoir le pouvoir et - surtout - le harem.
Mariés sous le régime de la monogamie, le couple se distend car Boussoura a du mal à accepter de partager son époux (on ne peut que la comprendre). Mais par amour pour lui, elle se résigne, n’exigeant que la protection du patrimoine de ses enfants légitimes et l’exclusivité sur certains privilèges. Elle tente, tant bien que mal, de faire abstraction des huit femmes qui occupent le harem mais ne peut plus supporter l’intimité de son mari, intimité qu’il partage avec les autres.
Les années passent et le chagrin de la Maatiberi grandit, à l’abri dans ses appartements. Pendant ce temps, Seini règne du mieux qu’il peut, fait des enfants à ses concubines et se choisit même une favorite, ce qui ne manque pas d’effrayer et de faire enrager les autres. Les bruits et les rumeurs courent plus vite que les enfants et le lamido ne sait plus comment gérer ces femmes. Il est dépassé par le poids de la tradition et la modernité. Ses convictions de médecin et d’homme féministe sont balayées par le devoir, les usages de la cour et les obligations de la religion. Seini n’est plus l’homme que Boussoura a épousé, et il n’y a que lui qui ne s’en rend pas compte.
« Ne pas les voir, c’est aussi se persuader qu’elles n’existent pas. Mais elles surviennent dans ses pensées à chaque instant de sa vie, jusque dans ses prières et dans son sommeil. »
Troisième roman de l’auteure camerounaise, celui-ci reste dans la lignée des précédents, à condamner l’omniprésence de la religion et des traditions désuètes dans le monde moderne du XXIème siècle. Par le biais de ce couple, marié depuis 25 ans, ancré dans son temps et dans la société, puis confronté au poids du passé et aux responsabilités inhérentes, Djaïli Amadou Amal nous montre l’ambivalence du Cameroun, tourné vers l’avenir mais empêché par son passé. Boussoura est enchaînée par son amour pour son mari et pour ne pas être un poids ou subir et faire subir la honte d’un divorce au nouveau monarque, elle accepte que ce dernier ait des concubines. Elle le voit changer et devenir un autre homme, mais ne peut oublier les 25 ans pendant lesquels ils ont été un couple de leur temps, une famille unie et aimante.
Dans une écriture fluide, grave et légère à la fois, l’auteure nous dépeint la vie dans ces palais d’apparat, le quotidien d’une cour en total décalage avec les valeurs actuelles et laïques vers lesquelles tend le Cameroun, pays qui connaît la stabilité depuis plusieurs décennies malgré les attaques de Boko Haram. La condition de la femme y est plus respectueuse que dans beaucoup d’autres nations, le divorce y est accepté, l’éducation et la professionnalisation des filles y sont encouragées. Mais malgré cela, la religion pèse. La polygamie, la maltraitance conjugale, l’asservissement, l’esclavage… toutes ces plaies qui heurtent et qui font sourffir par procuration.
C’est un roman juste, beau et dramatique. C’est un roman sur l’amour d’une femme pour son mari, sur les sacrifices qu’elle est prête à faire, sur les convictions qu’elle est prête à enfouir, sur la patience dont elle fait preuve, jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus. C’est aussi un portrait affligeant de la dualité entre les traditions et le monde moderne et sur les difficultés, pour ne pas dire l’impossibilité de les faire coexister sereinement, suivant les situations. Un roman à lire pour tenter de comprendre et s’ouvrir au monde.
« Les chaînes invisibles des mentalités sont les plus dures à briser. »
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