Jean-François Beauchemin
« il me semblait que le mourir n’était pas si grand malheur. Le pire, pour les péris, devait être de se résigner à ne plus résider dans l’ici-bas. »
Tout commence un jour de naissance. Dans une cabane, nichée au fin fond d’une dense forêt, une femme met au monde un petit garçon avant de rendre l’âme. Dévasté, le père ne sait comment réagir avec ce petit être qui lui reste sur les bras tandis que son aimée est trépassée. Tout commence donc par une naissance, le début d’une vie, certes, mais aussi par la mort, qui est normalement une fin.
L’enfant grandit auprès de ce père ogresque, tous deux isolés du reste du monde de l’ici-bas, loin des bourgeois et du village, en totale autarcie. Les seuls à les visiter sont les esprits : les morts tristes mais aimants pour le fils, les gens pour le père. Aucun des deux ne voit ni n’entend les visiteurs de l’autre, ils sont seuls, ensemble. Mais les passagers du père sont terribles et le poussent toujours plus loin dans la folie et les actes de violence, en premier lieu envers l’enfant.
Lorsque l’ascendant tombe d’un toit et se fracture la jambe, il n’y a d’autres choix que de faire appel à l'aide des villageois, à commencer par le docte. Il faut plâtrer et rester immobile. Le garçon reste auprès du père, bien sûr, mais est - pour la première fois de sa jeune vie, en contact avec d’autres personnes. Il assimile qu’il y a des mots pour chaque chose, visibles ou non. Il comprend que son père et lui ont un nom. Et - surtout- il découvre l’affection, grâce à la jeune Manon qui va prendre soin de lui pendant les quelques semaines que va durer la guérison du paternel.
Commence alors pour le fils Courge, puisqu’il s’agit de leur patronyme, une quête : celle de l’amour de son père. Il ne comprend pas si ce sentiment existe et si oui, où il se cache. Comment la violence peut traduire, en fin de compte, une possible affection. Il sait que cela existe, il l’a ressenti avec Manon et avec sa mère, qui vient le visiter depuis le trépas, mais ce père si violent, l'aime-t-il seulement ? Où alors les gens qui visitent son casque et l’obligent à commettre toujours plus de cruauté en obstruant sa perception depuis le funeste Jour de Corneilles, l’empêchent de le ressentir ? Le fils fera tout pour comprendre, à n’importe quel prix, avec ses pauvres moyens et sans souci des conséquences.
« souvente fois, nous nous concevons reclus en nous-mêmes comme en accoutre étanche. Puis, un jour, le commerce aimable des autres nous pénètre et abolit cette solitude de captif. »
Réédition d’un roman sorti en 2018 et librement adapté en film d’animation en 2022, il s’agit d’un roman très particulier que celui-là. Tous les ingrédients sont réunis pour déstabiliser le lecteur, à commencer par cette langue, qui nous prend de court avec des mots d’un autre temps, d’un autre lieu. Cela participe à brouiller les repères spatio-temporels : on ne sait ni où ni quand se déroule l’action, ce qui en fait une histoire d’autant plus universelle.
Ce binôme, pour ne pas dire ce couple, éloigné de tout et de tout le monde, vivant en totale autosubsistance subjugue autant qu’il effraie. On sait dès le début qu’un drame a eu lieu, puisque le fils, qui n’a pas de prénom, s'adresse à un juge et aux jurés d'un tribuneau. On suit le récit qu’il fait de sa vie, de ses peines, de sa souffrance, mais aussi de son admiration et de son incompréhension envers ce père qui ne lui témoigne aucun signe d’affection, bien au contraire. C’est la confession d’un manque et d’une quête, c’est la souffrance d’un enfant conscient d’avoir privé son père de sa mère, portant culpabilité et espoir d’une même manière.
On assiste médusés aux mauvais traitements infligés et à la tentative de compréhension du gamin, puis de l’homme qu’il devient : conscient des faiblesses et des peurs de son père, jamais il n’en joue ni ne tente de les retourner contre lui. Bien au contraire, il veut le comprendre, l’aider, être là, ne pas l’abandonner, malgré les nombreux coups et les multiples humiliations.
Dans ce récit d’une emprise et d’un amour inconditionnel d’un fils envers son père, J-F Beauchemin traite à nouveau de la force du lien familial envers et contre tout, comme je l’avais déjà trouvé dans le Roitelet. Mais la langue créée et utilisée ici donne une dimension poétique, lyrique, distante qui plonge dans une ambiance de conte sombre et coupe du reste du monde, à l’image du père et de son fils. Un grand moment de lecture qui restera dans mes annales tant j’ai été subjuguée par l’intrigue et surtout par la plume.
« Et quoi de plus vain, Monsieur le Juge, qu’une existence de bourgeois ou de créature sans chérissement, c'est-à-dire sans ouverture menant au cœur ? »
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