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Le rapport de Brodeck

Philippe Claudel

« Tu sais écrire, tu sais les mots, et comment on les utilise, et comment aussi ils peuvent dire les choses.»

A propos de livres sur la guerre, Aurélie, as-tu lu « le rapport de Brodeck »? Non? Je te dis rien, lis-le, tu verras…

Ok, je l’avais, je l’ai lu…


« L’unique morale qui prévaut, c’est la vie. Seuls les morts ont toujours tort. »

Où situer le récit ? C’est vague. On imagine les Vosges, non loin de la frontière allemande. Brodeck habite un tout petit village, dans les combes. Il a eu une instruction, a étudié deux ans dans la grande ville, et c’est - avec Diodème l’instituteur - merci plus lettré des habitants. C’est à lui que le maire et ses sbires vont demander de rédiger un rapport circonstancié sur un drame survenu une nuit dans l’auberge du village : un homme, un étranger installé depuis quelques semaines, a été tué par les administrés. Presque tous les hommes étaient là, ce qui permet à chacun de cacher sa culpabilité individuelle derrière les mouvements du groupe. Brodeck n’y était pas. Brodeck était chez lui, avec sa femme, sa fille et sa mère adoptive. Brodeck n’est pas comme les autres, il s’en méfie comme ils se méfient de lui, surtout depuis qu’il est revenu de là où on ne revient pas. Pendant deux ans, Brodeck a été prisonnier dans un camp de la mort, et il est persuadé d’avoir survécu au pire de ce que peuvent faire subir des hommes à d’autres hommes. Mais il se trompait presque.

Parce que dans ce village isolé de tout, coupé du monde, pendant que lui était réduit à la condition de chien, l’ennemi est venu aussi, il s’y est installé, il s’y est plu, il n’a pas été chassé.

Alors Brodeck va écrire le rapport sur la mort de l’étranger, l’arrivée de ce dernier, ses interactions avec les habitants, des manies, ses manières, sa perspicacité et son travail. Mais le scribe du village va rédiger, en parallèle, sa propre version de l’Histoire. La petite dans la grande. Et dénoncer ainsi tout ce dont il semble être le seul à se souvenir, tout ce que les hommes sont capables de faire subir à leurs semblables.


«(L’homme) n’aime pas qu’on lui rappelle qu’il est aussi un être de matières, et que ce qui s’écoule entre ses fesses le constitue autant que ce qui s’agite et ferme dans son cerveau. »


C’est un roman malaisant que ce dernier. Un roman qui laisse un goût amer, celui de la lucidité, d’une certaine vérité qu’il n’est pas toujours bon de découvrir car on préfère rester dans le flou de ses illusions : l’illusion de la bonté humaine, l’illusion de la fraternité, l’illusion du respect et de la résistance. Mais ce rapport de Brodeck met à jour une toute autre réalité : le rejet de l’étranger, la violence de la peur et de l’ignorance, les pulsions, l’irrespect et la collaboration. Brodeck dit ce que personne ne veut dire : l’homme est un animal, dont les instincts prennent le dessus quand il se sent menacé, que le danger soit réel (comme ce qu’il a vécu en tant que prisonnier) ou imaginaire (comme les habitants du village se sentant menacés).

L’auteur met volontairement le lecteur dans le flou : géographique et temporel, de manière à ce que tous se sentent concernés. Que la culpabilité ne pèse pas uniquement sur une région ou une période. C’est un récit à la fois dur (très dur) et très poétique, parce que Brodeck est sensible, doux et aimant. Il est celui qui ressent et qui se souvient, quand tous ceux qui l’entourent voudraient l’oubli. Ça n’a pas été une lecture facile mais c’est une lecture indispensable. On comprend le succès de ce roman qui a reçu à sa sortie le Goncourt des Lycéens : dans un langage simple et poétique, Claudel décrit la complexité et la rudesse, la violence des hommes. Comme Franck Bouysse dans Né d’aucune femme, il ne pointe personne du doigt, mais il veut que tout le monde se sente concerné et réfléchisse à la violence de cet animal qu’est l’homme.


« La nuit, quand on la connaît bien, c’est un manteau de fée, il suffit de s’en vêtir, et on va ou on veut avec elle! »

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