Miguel Bonnefoy
« L'histoire des hommes n’était jamais qu’une lente boucle qui se répétait à jamais. »
A Maracaibo, au Venezuela, au début des années 1930, un bébé est trouvé sur les marches d’une église. Le nourrisson a 3 jours, et il est recueilli par Teresa, mendiante muette qui a vite fait de se rendre compte que la présence de l’enfant à ses côtés génère plus de revenus. Elle lui apprend la vie à la dure, et lui forge un tempérament de battant, mais Antonio restera toujours dans la légalité. Il vend des cigarettes à l’unité, il se fait embaucher sur des chantiers, puis dans un bordel où il est garçon à tout faire. Au fil des rencontres, grâce à une boîte à rouler, il sera recueilli par un homme fortuné grâce à qui l’enfant des bas-fond deviendra médecin de grand renom. L’histoire ne serait pas complète sans l’Amour. Ainsi, au collège, Antonio rencontre Ana Maria. Elle aussi est courageuse, entêtée, décidée à réussir et à devenir docteur. L’institutrice l’a dit, c’est un génie, elle ira loin. Et grâce à son père, révolutionnaire mais tout entier dévoué à sa fille, elle réalisera son rêve.
Antonio et Ana Maria, à Caracas, construisent leurs carrières et leur couple. Ils s’aiment et finissent par rentrer ensemble à Maracaibo où ils auront, chacun, une grande carrière, et ensemble une fille née un jour de révolte. Cette enfant née dans les cris et les bruits des armes sera prénommée d’après leur cher pays : Venezuela.
L’enfant grandit entre ses parents érudits, ses tantes, ses aïeuls, dans un environnement privilégié mais étouffée par les ambitions que ses parents font peser sur ses épaules. Elle rêve de Paris, elle a du caractère, elle réalisera ses rêves par ses propres moyens, imposant son exil à ses parents. Mais la fresque ne s’arrête pas, puisque son propre fils, Cristobal, finira par boucler le cycle, dans les rues de Maracaibo, là où tout a commencé presque un siècle plus tôt.
« On est esclave de ce qu’on dit et maître de ce qu’on tait. »
Pour qui ne connaît rien du Vénézuela comme moi, ce roman est un voyage, tant dans ce pays méconnu que dans le temps. Parce que sur les presque 100 ans racontés là, au-delà des parcours individuels d’Antonio, d’Ana Maria et de leurs proches, c’est l’Histoire d’un pays qui est relaté : les révolutions, les coups d’Etat, les transformations culturelles, l’arrivée du capitalisme (et ses ravages), la soif de culture, le besoin de s’en sortir et de faire ses preuves.
C’est aussi la confrontation de la modernité en marche contre les coutumes que l’on retrouve à de nombreuses reprises : voyantes, chamans, magie, prédictions… Et puis les éléments plus rocambolesques qui teintent ce délicieux roman d’un peu d’humour et de curiosité, à l’image de ce pingouin retrouvé dans les déchets du lac et qui a une place prédominante dans la famille d’Antonio, d’Ana Maria et de Venezuela.
J’appréhendais un peu de me lancer dans ce rêve, n’ayant rien lu de Bonnefoy et un peu effrayée par la longue période traitée sur ces 300 pages. Mais force a été de constater que le voyage s’est fait dans les meilleures conditions. L’écriture de l’auteur est fluide, elle coule comme l’eau et il nous entraîne où il veut sans heurts, sans nous embrouiller, sans nous perdre, bien au contraire. La construction est telle qu’on n’a pas envie de rentrer en France, sauf avec Venezuela parce qu’on sait qu’on repartira de toute façon. On sent que l’écrivain livre beaucoup de sa personne dans ces pages, notamment par l’amour dont il entoure ses personnages. On ne peut pas ne pas être admiratifs devant le parcours d’Antonio et la pugnacité d’Ana Maria, portée par les espoirs de son père.
Cette saga est une magnifique ode à l’amour familial et citoyen, l’amour d’un peuple qui croit en lui et en son avenir, qui est prêt à s’épuiser pour que les rêves les plus farfelus se réalisent, d’un garçon des rues devenant médecin puis recteur d’université à un gamin porté par ses lectures qui finit par en écrire, en passant par des envies de cinéma ou de voyage à travers le monde. Le rêve du jaguar c’est le rêve de ceux qui sont mis de côté et qui s’en sortent, malgré ou grâce à leur valeur, leur ambition et leurs espoirs chevillés au corps.
« Je pourrais essayer de raconter mon voyage, mais ce serait comme décrire l’océan en disant que c’est simplement de l’eau avec du sel.»
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