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Le romancier : explorateur de l'existence (Kundera)

Cette semaine, le thème de philo de ma nièce m’était particulièrement cher : « Quels sont les intérêts pour un romancier à explorer les limites de la société ? ».


Alors bon, la philosophie, malgré mon bac littéraire qui commence à dater un peu, ce n’est pas ma tasse de thé ni ma matière préférée. Beaucoup de théories intéressantes, vraiment (j'adore Freud!). Mais la méthodologie de la dissertation, non, je ne suis plus la cible : c'est un carcan qui m'oppresse . En revanche, réfléchir aux romanciers et à leurs liens, leurs connexions et les conséquences de leurs œuvres sur la société, alors oui, là ça me parle franchement !

« Qu’il soit réaliste ou irréaliste à l'extrême, le roman est le genre où se lisent le plus nettement la texture et la structure d'une société » (Universalis)

Je pense que la première étape est de s’interroger sur ce qu’est un romancier. Mais c’est compliqué de donner une définition exacte du terme, une dans laquelle tous se reconnaîtraient. Plus que compliqué en fait, c'est impossible.


Aussi faut-il, peut-être, se pencher sur le roman en lui-même, et sur ce qu’il a de fictif, d’imaginatif, d’irréel. Mais, j'y pense, n'y a-t-il toujours un peu de réalité dans les romans ? Que ce soit dans les rapports entre les personnages, les époques, les mœurs, un peu de tout. Un romancier est, d’après moi, un orfèvre, un potier, un artisan. Quelqu’un qui part d’une matière première, quelle qu’elle soit, pour en faire quelque chose d’autre. Philippe Jaenada, pour ne citer que lui, s’empare des faits divers par exemple. Tandis que Salman Rushdie s’est frotté – à ses dépens, malheureusement – aux textes sacrés. Il y a une base qui est propre à chaque créateur, et cette base prend différentes directions, selon le « déjà-là » de chaque écrivain, selon sa sensibilité, son vécu et – bien sûr – son imagination. Mais l'auteur ne part jamais de rien. Il trouve son inspiration dans ce qui l'entoure.

« Le romancier doit montrer le monde tel qu'il est : une énigme et un paradoxe.» Kundera

Les limites de la société sont également un point très intéressant à interroger. Qu'est-ce qu'une limite ? Où se situe-t'elle? Elles diffèrent, d’un pays à un autre, d’une religion à une autre, d’une époque à une autre. Robert Jones Jr., avec Les prophètes est, de mon point de vue, un exemple parfait de tout cela.

  • Autre temps : début du XIXème siècle, au temps de l’esclavage.

  • Autre lieu : sud des Etats-Unis.

  • Autres mœurs : les blancs étaient évangélisés, pas les noirs.

Et là : BAM, c’est le scandale. L’homosexualité devient un péché par la connaissance de la Bible, alors qu’avant cela, ça ne posait pas de problème. Et à l’horreur du racisme s’ajoute celle de l’homophobie. Mais il faut se placer dans le contexte, se forcer à se positionner dans ce temps, cet espace, cette société là pour ne pas juger, accepter la différence et se dire : « OK, c’est mieux maintenant, mais qu'est-ce qu'on sait aujourd'hui qu'on ignorait à l'époque ? » … Je grossis le trait, c’est exprès, et c’est plus facile avec un roman qui est écrit en 2021 et revient sur des faits vieux de presque 200 ans. Mais une chose est sûre : se replonger dans un contexte historique, géographique, sociologique, permet d'être à la fois plus ouvert et plus tolérant vis à vis de ce qui nous est étranger voire bizarre, pour ne pas dire inacceptable. Parce que les repères et les limites sont différents, justement.


« Ecrire des romans est un acte de rébellion contre la réalité, contre Dieu, contre la création de Dieu qui est la réalité.» Vargas Llosa
 

Et si on se penchait sur la question de la contemporanéité maintenant.

Il y a peu de temps, nous célébrions l’anniversaire de Gustave Flaubert. Il aurait eu 200 ans le 12 décembre dernier. A cette occasion, il y a eu multitudes de productions sur l’écrivain et sur son œuvre. Je dois avouer ici que je ne suis pas une grande fan. J’ai lu L’éducation sentimentale et je me suis tellement énervée que j’ai décidé que Gustave et moi, ça ne matcherait pas. Sauf qu'à la lumière de ce que j'ai récemment appris, j'ai quand même maintenant envie de lui redonner sa chance.

Flaubert a eu des démêlés avec la justice en son temps, à l’occasion de la publication de Madame Bovary. Et c’est là qu’on revient sur le thème et le questionnement initial des limites de la société. Pourquoi y’a-t-il eu procès ? Parce que dans son roman, paru en feuilleton dans la revue de Paris, Flaubert a osé parler de sensualité, de sexualité, de désir féminin. Emma épouse le docteur Bovary mais n’en est pas moins séduite par d’autres hommes. Elle est désirée et cède. Elle n’est pas une fille de petite vie comme Boule de Suif de Maupassant ou La dame aux camélias de Dumas. Non, elle est la femme d’un médecin, une épouse – jeune certes, mais respectée et respectable. Et elle a des envies...


Qu’a gagné Flaubert à dépeindre cette luxure ? Lui, en vrai, je ne sais pas. Je pense qu'il a surtout perdu : du temps, de l'énergie, de l'idéal... Mais la société ? La vindicte était grande, le scandale immense. Ce qui est certain, c’est qu’en acquittant Flaubert, la cour – et donc la Justice Française - a reconnu que les femmes sont des humains, les femmes peuvent être infidèles, en pensées comme en actes. Il ne s’agit pas de dire qu’elles le doivent et que c’est autorisé, non, mais que c’est du domaine du possible, du tangible. Et Emma a beau être un personnage de fiction, elle n’en reste pas moins une femme, décrite par un homme et habitée par les mêmes vices, si l’on peut dire.

« On peut juger de la beauté d'un livre à la vigueur des coups de poing qu'il vous a donné et à la longueur du temps qu'on est ensuite à en revenir » G. Flaubert

Autre temps, autre mœurs. Autre roman, autres limites.

J’ai abordé rapidement plus haut Salman Rushdie. En 1988, ce dernier s’est emparé du coran. Il a écrit un roman, une fiction donc, sur une base sacrée. Dans Les versets sataniques, le diable prend les traits de l’archange Gabriel (Djibril) et donne de fausses consignes au prophète. De là, catastrophes en cascade, bien sûr. Pour le prophète mais aussi pour le reste d'humanité qui part en sucette. Je vous la fais en super-super résumé, parce que c’est assez long et – avouons-le – un peu fastidieux à lire, quoique très prenant ! Bref.


Dans les sociétés les plus extrémistes de l’islam, en Iran donc, l’imagination flamboyante de Rushdie est très mal passée et il s’est retrouvé avec une condamnation à mort sur la tête, au même titre que Charb et l’équipe de Charlie. Encore une fois cette question : quel est l’intérêt pour le romancier ? Si on est complètement honnête, on peut en trouver quelques-uns : je pense que Les versets sataniques a été beaucoup acheté, si ce n’est lu, pour soutenir l’auteur qui a dû s’exiler. Mais le bénéfice va surtout à la Société !

A cause cette fatwa lancée par l'ayatollah Khomeiny, Salman Rushdie a surtout vu sa vie changer drastiquement. Il a dû s'exiler, vivre sous protection, mais son roman aide la société laïque à ouvrir les yeux sur une réalité terrible : on ne peut pas laisser libre court à son imagination ? On ne peut pas jouir de la liberté d’expression ? On risque sa vie d’avoir trop d’histoires dans la tête et de vouloir les partager ? Entendons-nous bien, le roman de Rushdie ne constitue en aucune façon une incitation à la défiance, à la haine ou rien de tout cela. Non, c’est un roman, une interprétation, une fiction ! Pas de prosélytisme, rien que de l’imaginaire ! Exactement comme les dessins de Charb, c'est de l'humour, pas une arme atomique ! Ici, les limites de la société doivent être repoussées en encourageant à l'ouverture d'esprit, au libre arbitre et par dessus-tout à la distanciation indispensable entre des textes liturgiques et des textes de littérature.


« Le romancier n'est pas quelqu'un qui résout les problèmes. C'est quelqu'un qui pose les questions.» H. Murakami
 

Ces derniers temps, on lit de plus en plus de romans qui se déroulent dans notre époque, notre monde, notre réalité. Et d’autres qui sont des dystopies, mais qui révèlent malheureusement à merveille ce qui pourrait se passer si...

Vivonne de Jérôme Leroy décrit ce qu’il adviendra si on ne fait rien pour prendre soin de notre planète. Les enfants sont rois de De Vigan dénonce l’utilisation et l’hyper médiatisation des enfants sur les réseaux sociaux. Abel Quentin et Le Voyant d’Etampes s’attaquent aux préjugés, à l’appropriation culturelle et au déni. Et, lecture plus récente, De purs hommes du jeune lauréat du Goncourt Mohamed Mbougar Saar, dépeint l’homophobie au Sénégal, triste réalité qui peut très bien se transvaser dans toutes les sociétés régies par les religions aux dépens du bon sens.



La réelle question est donc autre que celle posée par le professeur de philosophie de ma nièce, je pense. L’intérêt d’aller aux limites de la société n’est pas celui du romancier, mais celui de la société en question. L’écrivain donne libre court à son imagination en se basant sur des faits – réels pour la plupart – et, par la force de son esprit, crée quelque chose qui aura le mérite, s’il est bien accueilli, de faire réfléchir, d’ouvrir les yeux, et peut-être, avec un peu de chance, de changer les choses. Un lecteur après l’autre.


« Le but suprême du romancier est de nous rendre sensible l'âme humaine, de nous la faire connaître et aimer dans sa grandeur comme dans sa misère, dans ses victoires et dans ses défaites. Admiration et pitié, telle est la devise du roman.» G. Duhamel
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