Ayana Mathis
« La moitié de ce qui ne va pas chez les gens, aujourd’hui, c’est dû au fait qu’ils n’ont pas d’endroit où aller pour trouver la paix. »
Un froid matin de février 1925, à Philadelphie, la jeune Hattie, 17 ans, est enfermée dans sa salle de bain avec ses jumeaux de 7 mois. Elle a reconstitué un sauna, ajoutant de l’eucalyptus à l’eau pour aider les bébés à respirer. Ils ont la pneumonie, de plus en plus de mal à respirer, et la jeune maman est désemparée. Elle ne pourra rien faire pour empêcher le pire de se produire.
Les années passent et passent. De 1948 à 1980, les neuf enfants (et une des petites filles) qu’Hattie a eu après les jumeaux ont tous emprunté des chemins de vie différents, marqués par la rudesse de leur mère et la désinvolture de leur père. Aucun n’a compris la douleur de cette femme, son combat pour les garder en vie et en bonne santé, les sacrifices qu’elle a dû faire et les convictions qu’elle a dû mettre de côté pour leur garantir le minimum de sécurité et de stabilité. L’un est devenu musicien, homosexuel refoulé ; un autre est devenir prédicateur sans vraiment croire en dieu, un autre encore s'en engagé dans l'armée et est parti au Vietnam. L’une a épousé un riche médecin et s’ennuie ferme au point de devenir folle, une autre se tue à petit feu dans un bouge enfumé des quartiers mal famés de Philly tandis qu'une différente s'enfonce dans la folie. Chapitre après chapitre, à travers les destinés des enfants, c’est le combat d’Hattie qui est raconté. Ses souffrances, ses frustrations et ses valeurs. Les jugements qui lui ont été portés gratuitement et sans empathie aucune, par ses sœurs, par son mari et, bien sûr, par ses propres enfants. Douze chapitres comme Hattie et ses onze enfants, Hattie et ses onze batailles.
« Peut-être n'avons-nous qu'une certaine quantité d'amour à donner. Nous venons au monde avec notre portion, et si nous aimons sans être suffisamment aimés en retour, elle s'épuise. »
Ce premier roman est compliqué à résumer car finalement, Ayana Mathis retrace non seulement la vie d’Hattie mais également 55 ans de l’histoire des noirs aux USA. Lorsque Hattie arrive de Géorgie à 15 ans (en 1923 donc), Philadelphie lui apparaît comme un autre monde, un nouvel univers où Jim Crow n’a pas sa place. Et elle se rend compte que finalement, même sans ces foutues lois, la vie ne lui est pas plus douce pour autant. Elle connaît le plus grand des drames, la perte de ses jumeaux alors qu’elle n’est elle-même pas encore sortie de l’enfance. Pui elle donne naissance à neuf autres bébés qu’elle ne sait pas aimer correctement, tant la colère la ronge. La colère contre son mari, qui la trompe et dilapide tout leur argent ; la colère contre son corps, qui cède au désir et produit des bébés encore et encore ; la colère contre le système, qui la juge alors qu’elle fait tout ce qu’il faut pour que ses enfants soient à l’abri. Enfin la colère contre elle-même, qui ne sait plus manifester autre chose que cette hargne et cette rage.
Le titre de ce roman est Les douze tribus d’Hattie, au sens de clan, de famille. Mais le contenu fait penser au tribuT que cette femme doit payer. Une vie de sacrifices au service des autres, et d’abord à celui de ses enfants qui, même en grandissant, ne se rendent pas compte. Ils se souviennent des colères, des brimades, des éclats, des corvées. Aucun ne se souvient d’avoir été ces tout-petits qui, comme Jubilee et Philadelphia (les jumeaux), Ruthie ou Ella, ont été soignés, embrassés, choyés, aimés. C’est à travers ces bébés que l’on voit tout l’amour de cette femme. C’est à travers Lawrence, son amant, que l’on se rend compte qu’elle n’a pas choisi cette vie, qu’elle la subit, les poings fermés et le courage ficelé au corps, pour ses enfants qui sont, malgré tout, sa raison de se lever le matin. A la fois fardeau et motivation.
Un roman sur la maternité, la ségrégation, l’homosexualité, la condition des femmes, l’adultère, le sacrifice, la foi, la drogue, l’alcool, le sexe, le chagrin, la pénitence. Un roman sur une mère courage, une femme forte qui aime, pas comme il faut, mais au-delà de tout, au delà d’elle-même.
« L’orgueil a causé la ruine de bien des gens. Un de ces jours, il va bien falloir que tu te retournes et que tu regardes en face ce que tu essaies de fuir. »
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