Michel Jean
« C'est une chose d'entendre des histoires d'horreur, cela en est une autre de les voir incarnées. »
Audrey est une jeune avocate québécoise qui, se connaissant bien, s’est spécialisée dans le droit des affaires. Sauf qu’elle a une obligation annuelle de se mettre à disposition de personnes n’ayant pas les moyens d’avoir un avocat. Cette année-là, elle a été abasourdie en lisant un article sur les pensionnats indigènes, où les enfants autochtones, enlevés à leurs parents par le gouvernement, subissaient les coups, la violence et pire encore, au nom de l’assimilation.
Sa recherche de survivants, ayant droit à une indemnisation au nom du gouvernement, la mène sur les traces de trois adolescents : Marie, Virginie et Charles. Ces derniers, arrachés à leur famille en 1936, n’apparaissent pas dans les registres, ils sont les derniers de ses clients qu’elle doit trouver. C’est par Marie, octogénaire alcoolique et dépressive, isolée dans une réserve au bout du monde, qu’Audrey comprendra ce qui est arrivé aux enfants.
A Fort George, une île isolée, les jeunes n’ont plus de nom, ils sont des numéros. Ils n’ont plus le droit de parler leur langue, ils ont les cheveux coupés, doivent respecter les règles et contenter les adultes “chargés de leur apprendre la civilisation”. Chaque écart de conduite mène à un déchainement de violence et de mauvais traitements. Virginie est forte, fière, elle ne se laisse pas faire et prend souvent la défense de son amie Marie, prenant des risques pour la sécurité de celle qu’elle considère comme sa sœur. Charles, lui, est également malmené par le père Johnson, le père rouge comme l’appellent les enfants, et tombe amoureux de Virginie qui lui donne la force et la confiance nécessaire pour ne pas se laisser faire.
Les trois adolescents, le temps d’une année, vivent l’enfer au sein du pensionnat. Ils assistent aux pires des châtiments, en subissent aussi leur lot. Et ne peuvent pas grand chose contre les religieuses et les prêtres pour qui les saintes écritures ont une signification particulière et où la chasteté est un concept abstrait. Des loups, voici ce qu’ils sont : sauvages, violents, féroces, avides de chair fraîche et de plaisirs coupables, sans considération pour les victimes.
Audrey parvient à apprivoiser Marie, 70 ans après la terrible année 1936 et à la faire raconter, la faire accoucher de sa tristesse, de ses souvenirs, de ses secrets…
« Parfois, les mots sont inutiles contre le chagrin. »
J’avais déjà lu Kukum du même auteur et déjà, j’avais été charmée par son écriture sans chichi, sans fioriture, sur les autochtones canadiens. Mais il ne s’agissait pas alors de dénoncer les mauvais traitements subis par cette communauté pendant plus d’un siècle. Michel Jean ne tente à aucun moment de nous épargner. Il veut dénoncer. Il veut dire ce qui a été vécu, subi, enduré. Il veut que nous soyons effrayés par l’horreur des faits.
Même s’il met en avant le travail d’Audrey qui a pour objectif de retrouver d’anciens pensionnaires éligibles à une indemnisation au titre des mauvais traitements, il n’a pas l’air d’être prêt pour le pardon, pas tout de suite. En même temps, on peut le comprendre. Dans ce roman fort (très fort), on se concentre sur un seul pensionnat, mais on sait qu’il y en a eu des dizaines, que le programme d'assimilation a concerné environ 150 000 enfants autant de petites personnes qui ont gardé les stigmates des mauvais traitements et de l’arrachement à leur environnement, leur famille, leur vie.
Pas de fioriture donc. Des faits, alarmants. Une prise de conscience de la jeune avocate, métaphore de la société qui ouvre les yeux sur ce qui a été fait et ce qui doit se faire pardonner, sans être oublié. Le combat pour le souvenir et la justice qu’elle mène en allant chercher Marie au fond du monde n’est pas grand chose comparé à ce que cette dernière (comme tant d’autres) a vécu, mais c’est un pas, un premier, vers la reconnaissance et, peut-être, la réconciliation.
Un roman fort donc, qui entre en résonance avec “Jeu Blanc” de Wagamese, et qui fait voir le Canada en général et le Québec en particulier avec un autre regard. Quant à l’Eglise, n’en parlons plus, cela fait bien longtemps que mon avis est fait, forgé par une accumulation de déceptions et de désillusions sur l’hypocrisie régnante.
« Ils nous traitent de sauvages, mais eux, ce sont des bêtes. »
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