Jennifer Richard
« Le bruit ne fait pas de bien, le bien ne fait pas de bruit.»
Il est des livres qui nous trouvent. Ce n'est pas nous qui les choisissons mais eux qui jettent leur dévolu sur nous. Ce roman de la rentrée littéraire m'a trouvée, m'a saisie, m'a émue.
« Ils croyaient être libres alors qu'ils étaient juste seuls. Ils se pensaient confiants alors qu'ils étaient devenus crédules, adhérant au discours d'un État qui ne donne rien et qui se prétend pourtant indispensable. »
L'intrigue débute dans un lieu et un temps inconnus. Plusieurs personnalités sont invitées au même endroit, pour une réunion. Dans la salle, on croise Martin Luther King et Malcom X, les frères Kennedy, Jean Jaurès et Emile Zola, mais aussi d'anciens présidents africains comme Lumumba ou encore Dag Hammarskjöd, qui a été à la tête de l'ONU.
Le maître de cérémonie est Ota Benga, un pygmée du Congo. Il a rassemblé tous ceux qui sont morts pour un combat, pour une idéologie. Et c'est en reprenant l'Histoire du Congo de Léopold II depuis 1895 jusqu'à 1916 qu'il fédérera autour de la condition humaine, du racisme, de l'impérialisme, d'une certaine idée de liberté.
« Si le silence pesait autant sur les consciences, c'est parce qui n'était pas vide. Il ne marquait pas la fin d'un bruit mais l'attente entre deux événements. Il était un tremplin à ce qui allait advenir. »
En revenant sur les horreurs perpétrés au nom du roi des Belges, mais aussi sur les suites de l'abolition de l'esclavage aux USA, Ota Benga et ses invités dressent un portrait glaçant de ce jusqu'où les puissants sont prêts à aller pour amasser toujours plus de fortune, sans s'interroger des conséquences.
La tribu entière de ce jeune pygmée a été décimée. Les "indigènes", sous couvert d'évangélisation et de civilisation se retrouvent à devoir payer pour vivre chez eux, à devoir travailler pour mériter de vivre.
C'est l'Histoire du Congo, mais pas que. C'est l'Histoire de la colonisation, du profit, du progrès, de l'esclavage moderne, de l'égoïsme et de la prise de conscience.
« A croire que, quand on a connu la grandeur d’une vie congolaise, avec les monstres et les merveilles qu’elle recèle, on ne peut que dégringoler, ensuite…
En mettant dans un même espace Oussama Ben Laden, le Che, Gandhi ou encore Rosa Luxemburg, Jennifer Richard prenait un pari risqué, celui de choquer. Chacun des protagonistes invité à la rencontre avec Ota Benga est mort en sachant que c'était son destin. Certains l'ont peut-être un peu mérité ? Qui sommes-nous pour le dire ?
« La France n’est pas le pays des droits de l’homme. C’est le pays de la Déclaration des droits de l’homme, c’est différent. »
Le pygmée retrace l'Histoire, non pas d'un pays mais du concept même de l'impérialisme et du capitalisme, de l'inégalité entre les peuples. Il n'y a pas d'équilibre, il n'y a pas de justice. Il y a des donneurs de leçons, des juges, des sentences. Mais, à part les Africains en général et les Congolais en particulier, tout le monde a profité de cette spoliation. En suivant Léopold lui-même et ses motivations pour presser toujours plus cette terre et son peuple, on prend conscience que la recherche de la richesse annihile toute humanité.
« Quand on a tout perdu et qu’aucun être humain ne vous considère comme un égal, on est heureux de lire une confiance absolue dans les yeux d’un animal.»
Ce roman n'est pas vraiment racontable, en vérité. Entre romance, rencontres improbables entre personnalités politiques, retour sur l'histoire et demies vérités, c'est avant tout un livre qui ouvre les yeux sur les crimes, sur les meurtres, les violences, les corruptions, la manipulation, les secrets, les complots... tout ce qui a fait l'histoire comme elle s'est réellement déroulée, et non pas telle qu'on l'a apprise à l'école. Un invitation à s'interroger soi-même sur ses représentations mais aussi et surtout à s'intéresser de plus près aux ressentis des premiers intéressés : les dix millions de morts et autant, si ce n'est plus, de blessés par cette barbarie commise au nom de la liberté, de l'Europe, de la civilisation.
« Nos tombes portent notre mémoire et rendent hommage à nos combats. Mais elles peuvent aussi servir à l’adversaire. Seules nos idées doivent survivre.»
C'est un livre que j’ai eu envie d'annoter, de griffonner, de prendre, de laisser. C’est un roman qui m’a fait m’interroger, pleurer, enrager. C’est un livre qui m’a appris, beaucoup et qui m’a surtout donné envie d’en savoir plus, d’aller plus loin dans la connaissance de ce continent qui m’est si cher.
Jennifer Richard déploie tout son savoir-faire de romancière mais également d’historienne, de documentaliste et d’humaniste pour nous ouvrir les portes de nouvelles questions et de nouvelles perspectives jusque-là insoupçonnées, insoupçonnables.
Ce roman m’a trouvée, comme je le disais. Je ne suis pas prête à l’abandonner…
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