top of page

Notre solitude

Yannick Haenel

« Dire le nom des vivants aussi bien que celui des morts les maintient dans la vie. (…) les morts ne disparaissent pas tant que les vivants parlent d'eux. »

Il y a des livres que l’on met dès leur sortie dans sa bibliothèque mais qu’on n’est pas prêt à lire de suite. Ils sont là, comme des talismans, au-dessus de nos têtes. On ne les oublie pas, mais on attend le moment opportun. Ce moment est venu.


« Le mal agit toujours en faveur de l'incompréhensible : il veut qu'on ne comprenne rien, car l'obscurité le fait fructifier. »

7-8-9 janvier 2015 ont lieu des événements dramatiques lors desquels 17 personnes trouvent la mort, dont huit membres de la rédaction de Charlie Hebdo. Les assassins sont trois. Les frères Kaouchi et Coulibaly. Ce dernier prend en otage, le 8 janvier, l’Hyper Casher, Porte de Vincennes, tuant quatre personnes de plus. Les frères se réfugient dans une imprimerie du 77 et en sortent en tirant sur les forces de l’ordre qui les abattent.  

A l’automne 2020, sous l’ombre menaçante du Covid, s’ouvre le procès des attentats de janvier 2015. Charlie Hebdo couvre les assises, forcément, mais il faut quelqu’un qui soit à la fois proche de la rédaction sans avoir été blessé dans sa chair par les terroristes. Yannick Haenel, romancier, collaborateur du journal depuis janvier 2015 est sur les bancs avec Boucq, dessinateur de presse, à la demande de Riss. Ce sont eux qui vont raconter, pendant les trois mois du procès, ce qu’il se passe dans la salle, jour après jour. Chroniques et dessins, esquisses et écrits. Transmettre la parole entendue sans la trahir. Ne pas sombrer dans la haine et la colère, faire  preuve d'empathie, se souvenir des morts et regarder les vivants en face. Être présent, entièrement, pour les copains, pour ceux qui restent, les lecteurs et ceux qui nous ont été arrachés. 

54 jours d’attention, d’implication pleine et entière, de responsabilité, de retranscription. 54 jours accompagnés par l’insomnie, les doutes, le chagrin. La nécessité d’être protégé par les forces de l’ordre, l’accumulation des actes terroristes dehors - dont la mort atroce de Samuel Paty - alors qu’on juge dedans ceux-là même qui ont participé à l'innommable, il y a cinq ans déjà. 


« Entre l'être et le néant se tient notre solitude essentielle, que l'écriture à la fois protège et déchiffre. »

Lectrice et admiratrice de Charlie depuis des années, biberonnée à Cabu et bercée par Choron, j’ai forcément été meurtrie par les attentats de janvier 2015. Abonnée fidèle, j’ai lu Charb, Lançon, Coco, Riss… je me suis plongée dans l’empathie la plus profonde pour ceux que je considérais comme ma famille intellectuelle. Mais je n’avais pas le courage de me plonger dans le procès. J’ai l’album des chroniques de Haenel et Boucq et j’ai eu Notre Solitude il y a 2 ans. Mais j’avais peur d’être de nouveau confrontée à l’horreur, comme je l’avais été avec V13 de Carrère. 


Mais Haenel n’est pas Carrère. Et les événements de janvier ne sont pas ceux de novembre.  La plume de l’écrivain est empathique, délicate, poétique. Et humble. Il ne s’agit pas ici de nous faire revivre LE procès mais son procès, comment il l’a vécu, comment il a souffert, comme il se sentait redevable d’une mission qui le dépassait. Comment il s’est battu avec sa conscience, ses peurs et ses souffrances pour rendre hommage aux victimes, aux survivants. Comment il a tenté d’être empathique avec les accusés sans les dédouaner pour autant de leurs responsabilités. 

Haenel n’est pas journaliste, il est seul dans la tourmente, seul avec sa charge, seul avec son écoute, seul devant son clavier, chaque nuit, pour écrire sa chronique. Mais chacun des protagonistes est finalement seul face à une justice qui doit se rendre, qui doit recueillir la parole de ceux qui ont eu un rôle dans la tentative de musellement de la liberté d’expression et les actes antisémites. Yanick Haenel n’est pas journaliste, mais il a tenu bon. Et ça a été dur. Et il a eu besoin de partager son expérience pour crever la solitude…


« Chaque jour, à l'audience, la parole, la justice et la vérité ne cessaient de s'interroger les unes les autres, et le soir ma chronique n'avait qu'un but : s’ouvrir à leur dialogue, agrandir le monde par la pensée. »

Posts similaires

Voir tout
bottom of page